Dans ce numéro
- Le Conseil de l’UE donne son approbation finale sur la protection des dessins ou modèles
- Protection juridique des logiciels - précisions de la CJUE
- La CJUE renforce la protection des œuvres des arts appliqués créées en dehors de l’UE
- Chanel vs Jonak
- Liberté de la presse - la CJUE approuve le refus des juges français d’exécuter une condamnation
- La Cour de cassation rappelle les conditions d’appréciation par les juges du fond de l’exception de bonne foi
Actualites propriete intellectuelle
Le Conseil de l’UE donne son approbation finale au train de mesures sur la protection des dessins ou modèles
Directive on the legal protection of designs and Regulation on Community designs
Le Conseil de l’UE a adopté définitivement le 10 octobre 2024 la directive et le règlement modifiant le cadre juridique applicable aux dessins et modèles.
Ces mesures visent à moderniser la protection des dessins industriels face aux avancées numériques et à l’impression 3D. L’objectif est de simplifier l'enregistrement des dessins ou modèles au niveau de l'UE, de réduire les coûts et d'harmoniser les procédures entre systèmes européens et nationaux. Une "clause de réparation" a été introduite, permettant l'exemption de protection pour les pièces de rechange utilisées dans la réparation de produits complexes, comme dans l'automobile. Une période de transition est prévue pour protéger les modèles existants durant la mise en place des nouvelles règles. Après l'adoption, la directive sera publiée au Journal officiel et entrera en vigueur 20 jours après, les États membres ayant 36 mois pour la transposer. Le règlement, quant à lui, entrera en vigueur 20 jours après sa publication et s'appliquera quatre mois plus tard.
Protection juridique des logiciels : précisions de la CJUE
CJEU, 17 October 2024, C-159/23, Sony Computer Entertainment Europe
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), saisie par la Cour fédérale de justice allemande, a statué par un arrêt du 17 octobre 2024 sur la protection des programmes d'ordinateurs et des données variables insérées dans la mémoire vive lors de l'exécution de ces programmes.
Sony, fabricant de la console PSP, avait demandé l’interdiction de la vente de produits de Datel qui modifiaient les jeux de manière non prévue, les jugeant contraires au droit d’auteur. Après des décisions contradictoires des tribunaux allemands, la question a été portée devant la CJUE. Celle-ci a confirmé que la protection par le droit d’auteur s'applique aux expressions d’un programme, comme le code source et objet, mais pas aux idées ou fonctionnalités. Or, les logiciels incriminés de Datel ne modifiaient pas le code source ou le code objet du programme d’ordinateur de la console de Sony mais le contenu de variables que ce programme utilise au cours de son exécution. La Cour considère que ces variables ne relève pas du champ d’application de la protection du droit d’auteur sur le programme de la console. Ainsi, les modifications de contenu des variables ne constituaient pas une reproduction du programme et n’étaient pas protégées. L’objectif de la directive 2009/24 est de protéger contre la reproduction illicite tout en permettant la création indépendante. La Cour a conclu que les modifications de variables par le logiciel de Datel ne violent pas la directive, laissant à la juridiction nationale le soin de le vérifier.
La CJUE renforce la protection des œuvres des arts appliqués créées en dehors de l’UE
CJUE, 24 octobre 2024, Kwantum Nederland BV et Kwantum België BV contre Vitra Collections AG, C-227/23.
La CJUE a rendu le 24 octobre 2024 un arrêt important en matière de protection des œuvres des arts appliqués tels que les objets et mobiliers design.
Le litige opposait Vitra Collections AG, société de droit suisse, à Kwantum Nederland BV et Kwantum België BV, sociétés exploitant aux Pays-Bas et en Belgique, une chaîne de magasins d’articles d’aménagement intérieur, parmi lesquels du mobilier. Vitra leur reprochait de commercialiser une chaise similaire à la chaise DSW créée en 1948 par Charles et Ray Eames et dont Vitra est titulaire des droits d’auteur.
Saisi par Vitra, le tribunal de la Haye a jugé que Kwantum n’enfreignait pas les droits d’auteur de Vitra aux Pays-Bas et en Belgique et a rejeté ses demandes. Ce jugement a été infirmé par la cour d’appel de La Haye. Saisi d’un pourvoi, la Cour suprême des Pays-Bas relève que le litige porte sur l’applicabilité et la portée de l’article 2(7) de la convention de Berne. Cet article prévoit que les œuvres protégées uniquement comme dessins et modèles dans le pays d’origine ne peuvent réclamer dans un autre pays partie à la Convention une autre protection que celle attachée aux dessins et modèles, tel que le droit d’auteur, selon un critère de réciprocité matérielle.
La CJUE rappelle de manière très claire qu’un État membre de l'UE ne peut pas déroger au droit de l'UE en appliquant la clause de réciprocité matérielle prévue par l'article 2(7) de la Convention de Berne pour une œuvre dont le pays d'origine se situe en dehors de l'UE, comme c'est le cas des États-Unis. Les États membres doivent assurer la protection des œuvres des arts appliqués sur leur territoire, quel que soit leur pays d'origine.
Cet arrêt va devoir conduire les juridictions françaises à faire évoluer leur jurisprudence, alors même que le critère de réciprocité est encore régulièrement pris en considération. Ainsi, la Cour de cassation, dans un arrêt du 7 octobre 2020, avait refusé la protection par le droit d'auteur aux chaises et fauteuils Tulip iconiques du designer américain Eero Saarinen, malgré leur dépôt au Copyright Office américain (pourvoi 18-19.441).
Chanel vs Jonak : parasitisme reconnu du modèle d’escarpins iconique de la marque de luxe
CA Paris, pôle 5 ch. 1, 16 octobre 2024, n° 22/19513, Chanel / Jonak
Dans un arrêt rendu le 16 octobre 2024, la Cour d'appel de Paris a examiné l'affaire opposant Chanel à Jonak, à la suite d’accusations de parasitisme formulées par la maison de luxe concernant la reproduction de ses modèles iconiques par l’enseigne de chaussures. Chanel avait fait appel du jugement du tribunal de commerce de Paris qui avait partiellement accueilli ses demandes. La Cour infirme ce jugement et retient que Jonak a effectivement commis des actes de parasitisme. Elle condamne l’enseigne à verser 150 000 € pour préjudice économique et 30 000 € pour préjudice moral, et interdit la poursuite de la commercialisation de certains modèles, ordonnant leur destruction.
La Cour considère que Chanel a démontré que son modèle emblématique de chaussures « slingback » bicolore, beige et noir, créé en 1957, est devenu un élément central de ses collections, jouissant d'une forte notoriété et d'une valeur économique significative. Or Jonak avait commercialisé des modèle similaires reprenant les caractéristiques distinctives des slingbacks de Chanel. Malgré des différences mineures dans les matériaux et des détails de conception, tels que la bride et la couleur du talon, l’aspect visuel global des modèles Jonak restait très proche de celui de Chanel. Jonak avait aussi reproduit le concept de modèles bicolores en versions à talon bas et haut, accentuant l’impression de similitude.
L'arrêt évoque également la commercialisation par Jonak d’un modèle de sandales comportant des lanières enchaînées similaires à celles utilisées par Chanel pour la bandoulière de son célèbre sac 2.55 et divers accessoires. Ces éléments font partie intégrante de l’identité de la Maison CHANEL, renforçant l’argument selon lequel Jonak avait indûment emprunté à l’univers de Chanel dans ses designs et sa communication.
Actualites medias, entertainment et publicite
La CJUE juge qu'une juridiction nationale peut refuser d'exécuter une décision de justice étrangère si cela crée une violation manifeste de la liberté de la presse
CJUE, 4 octobre 2024, C-633/22, Real Madrid Club de Fútbol et a. c/ Sté éditrice du Monde et a.
Dans son arrêt du 4 octobre 2024 dans l'affaire Real Madrid Club de Fútbol et AE c. la Société Éditrice du Monde SA et EE (CJUE C-633/2022), la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rappelé l’équilibre entre l’allocation de dommages-intérêts dans les affaires de diffamation, la liberté de la presse et l'exécution transfrontalière des jugements civils.
La CJCE a estimé que l'exécution en France d'un jugement espagnol accordant d'importants dommages et intérêts pour diffamation au Real Madrid contre Le Monde pourrait porter atteinte à la liberté de la presse et aux droits fondamentaux. Les tribunaux français pouvaient donc en refuser l'exécution en vertu de l'exception d'« ordre public » prévue par le règlement Bruxelles I dans sa version applicable alors (aujourd'hui remplacé par le règlement (UE) n° 1215/2012).
L'arrêt clarifie les limites de la notion de « confiance mutuelle » entre les États membres de l'UE, en approuvant l'utilisation d'exceptions d'ordre public « substantielles ». L'affaire trouve son origine dans une action en diffamation intentée en 2006 par le Real Madrid à la suite d'un article publié dans Le Monde sur des faits de dopage au sein du club. Un tribunal madrilène avait accordé 330 000 euros de dommages-intérêts en 2009. Bien qu'initialement déclarée exécutoire en France, la Cour d'appel de Paris avait annulé cette décision en invoquant l'ordre public. La Cour de cassation, saisi d’un pourvoi contre l’arrêt, a saisit la CJCE de questions préjudicielles.
Dans son arrêt, la CJCE a réaffirmé que l'exception d'ordre public prévue à l'article 34, paragraphe 1, de Bruxelles I (aujourd'hui article 45, refonte de Bruxelles I) ne s'applique que lorsque l'exécution serait en contradiction avec les principes juridiques fondamentaux de l'État membre requis. Cette exception doit concerner une violation manifeste de règles juridiques essentielles ou de droits fondamentaux. La Cour a estimé que la nature de la règle violée (communautaire ou nationale) ne modifiait pas ce principe, les tribunaux nationaux devant protéger de la même manière les droits nationaux et les droits communautaires.
La CJCE a noté que les tribunaux peuvent prendre en considération toutes les circonstances, y compris la situation financière du défendeur, la gravité de la faute et l'étendue du dommage, pour déterminer si l'exécution d'un jugement violerait l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
Cet arrêt met en évidence l'approche de la CJCE en matière d'équilibre entre les droits fondamentaux, la confiance mutuelle et la coopération judiciaire, en permettant aux tribunaux nationaux d'évaluer la proportionnalité et l'impact substantiel des jugements, reconnaissant ainsi les limites de la confiance mutuelle.
La Cour de cassation rappelle les conditions d’appréciation par les juges du fond de l’exception de bonne foi au regard de l’article 10 de la Conv. EDH
Cour de cassation, ch. crim., 24 septembre 2024, n°23-83.457
Le responsable d’un syndicat de police avait été renvoyé devant le tribunal correctionnel du chef de diffamation publique envers un fonctionnaire public pour l’affichage d’un tract critiquant un major de police, au sein d’un commissariat et diffamation non publique, pour la diffusion du même tract par courriel interne. La Cour d’appel confirme le jugement de première instance qui avait déclaré les propos diffamatoires et refusé au prévenu le bénéfice de la bonne foi. Selon les juges, il ne ressortait pas des éléments du dossier que les imputations diffamatoires aient poursuivi un but légitime. Elles constituaient uniquement une attaque personnelle. Ils en concluaient que les quatre conditions légales de la bonne foi, qui doivent être cumulées, ne sont pas réunies.
La Cour de cassation censure les juges d’appel. Elle souligne que le tract litigieux s'inscrit dans une action syndicale de protestation relative aux difficultés de travail au sein de la police et contribue donc à un débat d'intérêt général. Il appartient dans ces conditions aux juges du fond, en application de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, de rechercher si les propos reposent sur une base factuelle suffisante, notion qui recouvre celle d'enquête sérieuse, puis, lorsque cette deuxième condition est également réunie, de déterminer si l'auteur des propos a conservé prudence et mesure dans l'expression et était dénué d'animosité personnelle, ces deux derniers critères devant être alors appréciés moins strictement. La cassation est par conséquent encourue.