Les "darkstores" sont des sites de stockage de produits de consommation courante, implantés en centre-ville au plus près des clients afin de permettre une livraison rapide après commande sur internet. Les sociétés Gorillas et Frichti exploitent toutes deux une dizaine de locaux de ce type dans Paris intramuros. Avant d'utiliser ces locaux comme sites de stockage, les deux sociétés les utilisaient comme locaux commerciaux. Elles ont ensuite changé leur destination sans demander l'autorisation à la Ville de Paris.
La Ville de Paris estimait que plusieurs locaux exploités par les sociétés Gorillas et Frichti, utilisés comme "darkstores", étaient devenus des entrepôts. Or le plan local d'urbanisme (PLU) de Paris interdit la transformation en entrepôts de locaux existants en rez-de-chaussée sur rue. En juin 2022, la Ville de Paris a donc mis en demeure les deux sociétés de remettre les locaux qu'elles occupent dans leur état d'origine dans un délai de trois mois et sousastreinte, sur le fondement de l'article L. 481-1 du code de l'urbanisme.
Les sociétés ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris la suspension de ces mises en demeure. Par une ordonnance du 5 octobre 2022, le juge des référés a pour l'essentiel fait droit aux demandes des sociétés et suspendu l'exécution de ces décisions de la Ville de Paris (1). C'est cette ordonnance qui a été attaquée par les sociétés Frichti et Gorillas devant le Conseil d'Etat.
Le Conseil d'Etat reconnaît une portée large au nouveau pouvoir de police du maire en matière d'urbanisme
Les décisions litigieuses de la Ville de Paris ont été prises sur le fondement de l'article L. 481-1 du code de l'urbanisme, issu de la loi du 27 décembre 2019 (2). Cet article permet à l'autorité compétente, indépendamment des poursuites pénales qui pourraient être engagées, de prononcer une mise en demeure dans différentes hypothèses où les dispositions du code de l'urbanisme ou les prescriptions d'une décision administrative ont été méconnues. Le dispositif confère au maire un pouvoir important, car il lui donne la possibilité d'imposer sa volonté aux opérateurs économiques sans avoir recours à l'autorisation préalable d'un juge. De surcroît, si l'article L. 481-1 permet au contrevenant de présenter ses observations, le dispositif ne présente pas les mêmes garanties que le procès pénal en matière de contradictoire.
Les sociétés Frichti et Gorillas faisaient valoir que l'article L. 481-1 ne s'applique qu'aux "travaux" stricto sensu. Le juge des référés avait estimé le moyen sérieux. Le Conseil d'Etat juge au contraire que ces dispositions s'appliquent à l'ensemble des opérations soumises à autorisation d'urbanisme ou dispensées, à titre dérogatoire, d'une telle formalité et qui auraient été entreprises ou exécutées irrégulièrement. Le Conseil d'Etat, par cette décision, donne ainsi un large champ d'application à la nouvelle procédure de remise en état administrative.
Cette procédure s'applique aux changements de destination qui, en vertu de l'article R. 421-17 du code de l'urbanisme, sont soumis à déclaration préalable lorsqu'ils ne sont pas soumis à permis de construire. Le Conseil d'Etat juge ainsi que la Ville de Paris peut légalement demander aux sociétés Frichti et Gorillas le retour de leurs locaux aux activités initiales de commerce traditionnel, dès lors qu'il y a eu un changement de destination non autorisé et réalisation de "travaux" au sens de l'article L. 481-1.
Les "darkstores" de Frichti et Gorillas doivent être considérés comme des entrepôts
Le Conseil d'Etat juge que les "darkstores" constituent des entrepôts au sens de la réglementation en vigueur. Ces locaux stockent des marchandises pour livrer rapidement des clients et ne sont plus destinés à la vente directe. Ainsi, cette nouvelle activité correspond bien à la catégorie "entrepôts", tant au regard du code de l’urbanisme que de celui du PLU de Paris.
Contrairement au juge des référés, le Conseil d'Etat estime que les "darkstores" ne relèvent pas d'une logique de logistique urbaine qui, en application des dispositions du PLU de Paris, pourrait les faire entrer dans la catégorie des "constructions et installations nécessaires aux services publics ou d'intérêt collectif" (CINASPIC).
Lorsque les sociétés Frichti et Gorillas ont transformé leurs locaux utilisés pour le commerce traditionnel en "darkstores", elles auraient dû déclarer le changement de destination à la Ville de Paris. La Ville de Paris pouvait alors s'opposer à ce changement de destination, dans la mesure où le PLU de Paris interdit la transformation en entrepôt de locaux existants en rez-de-chaussée sur rue. En l'absence d'instruction administrative de la Ville de Paris, les sociétés Frichti et Gorillas ont transformé leurs locaux sans que l'administration ne puisse contrôler ce changement de destination.
Le Gouvernement a publié, le lendemain de la décision du Conseil d'Etat, deux textes réglementaires pour réguler le développement des "darkstores"
Sans doute conforté par la décision du Conseil d'Etat, le Gouvernement a pris la décision de publier, après plusieurs mois de discussions, les textes réglementaires permettant de réguler le développement des "darkstores" dans les grandes villes au moyen des PLU.
Un décret relatif aux destinations et sous-destinations des constructions pouvant être réglementées par les PLU ou les documents en tenant lieu est paru au Journal officiel du 24 mars 2023 (3). Ce texte permet de réguler les plateformes de livraison rapide, "darkstores" et "dark kitchen", en apportant une clarification de leur classification comme "entrepôt" au sens du code de l'urbanisme (4).
Le Gouvernement publie également un arrêté, modifiant le texte antérieur datant de 2016, qui précise la définition des différentes sous-destinations (5). La sous-destination "entrepôt" recouvre ainsi "les constructions destinées à la logistique, au stockage ou à l'entreposage des biens sans surface de vente, les points permanents de livraison ou de livraison et de retrait d'achats au détail commandés par voie télématique, ainsi que les locaux hébergeant les centres de données". La sous-destination "artisanat et commerce de détail" vise "les locaux dans lesquels sont exclusivement retirés par les clients les produits stockés commandés par voie télématique".
La régulation des "darkstores" demeure au cœur des préoccupations des élus de grandes villes et devrait continuer à évoluer
Les nouveaux textes sont accueillis favorablement par les élus des grandes villes, qui réclamaient depuis la crise sanitaire un renforcement de la régulation des "darkstores". Ces textes permettront aux villes de déterminer les secteurs d'implantation au sein desquels les "darkstores" seront autorisés, interdits ou soumis à condition.
Pour autant, la décision du Conseil d'Etat et les nouveaux textes réglementaires ne répondent pas à la totalité des questions posées par les nouvelles habitudes de vie des consommateurs et les nouvelles pratiques de stockage et de livraison des produits.
D'autres propositions d'évolution réglementaire, portées notamment par les élus de grandes villes, pourraient bientôt émerger, par exemple sur les instruments de régulation des implantations commerciales et les pouvoirs du maire pour réguler et dynamiser le commerce sur son territoire.
CE, 23 March 2023, No. 468360 >
- TA Paris, ord., 5 octobre 2022, n° 2219416.
- Loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019 relative à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique.
- Décret n° 2023-195 du 22 mars 2023 portant diverses mesures relatives aux destinations et sous-destinations des constructions pouvant être réglementées par les plans locaux d'urbanisme ou les documents en tenant lieu.
- Les articles R.151-27 et R.151-28 du code de l'urbanisme dressent la liste des cinq destinations et sous-destinations de constructions qui peuvent être réglementées par un plan local d'urbanisme.
- Arrêté du 22 mars 2023 modifiant la définition des sous-destinations des constructions pouvant être réglementées dans les plans locaux d'urbanisme ou les documents en tenant lieu.